La nomination d’un des plus farouches opposants au régime tchadien au poste de Premier ministre le 1er janvier ne cesse de poser des questions. Quelles sont les raisons de ce revirement radical qui change du tout au tout la donne pour Masra ? Telles sont les questions que se pose Emeline Wuilbercq, de Jeune Afrique.
Est-ce une trahison ou plutôt la poursuite de la « lutte » sous d’autres formes ? Quand bien même elle ne serait pas une surprise, la désignation de Succès Masra comme Premier ministre du Tchad soulève des interrogations sur l’attitude de l’homme, constate pour sa part Carol Valade, correspondant de RFI à Ndjamena. Quelles sont ses motivations ? Quels objectifs vise-t-il et quels résultats escompte-t-il ? Autant de questions qui valent tout aussi bien pour le président Mahamat Idriss Déby Itno, dont l’acte ne saurait être fortuit. Loin de là.
Le leader du parti Les Transformateurs succède à Saleh Kebzabo à la Primature, ce qui le propulse de facto numéro deux d’un exécutif qu’il voulait aux gémonies, il y a peu. Opposant endurci au régime de Ndjamena, il avait quitté le pays précipitamment au lendemain du « jeudi noir » du 20 octobre 2022.
Ce jour-là, des émeutes dénonçant la prorogation unilatérale de la période de transition avaient donné lieu à une répression d’une violence inouïe.. La société civile fait état de 200 personnes tuées, tandis que le gouvernement
avance le bilan de 70 morts. Depuis son exil parisien, Succès Masra ne cessait de fustiger ce qu’il appelait « la succession dynastique du pouvoir ».
Qu’à cela ne tienne. Les observateurs estiment que les autorités ne se sont jamais formellement opposées au retour de Masra. Officiellement, force est de reconnaître que le discours a toujours été celui de la main tendue, de l’ouverture, quoique, officieusement, il y ait des signes de tension. Sitôt le retour de l’opposant annoncé par nul autre que lui-même sur les réseaux sociaux, aussitôt les autorités de Ndjamena avaient émis un mandat d’arrêt international contre lui, instruction était donnée aux compagnies aériennes de ne pas l’embarquer. Dans la foulée, des dizaines de militants, plus de 70, venus l’accueillir à l’aéroport, avaient été arrêtés.
Un bras de fer que l’accord de Kinshasa va changer car le statu quo n’arrangeait personne, pas plus l’opposition que le pouvoir, remarque Valade de RFI.
D’une part, Masra envisageait son retour, pour reprendre sa place dans la vie politique tchadienne puisque sa formation, Les Transformateurs, était amorphe depuis son départ. Et s’il s’avisait de rentrer, le pouvoir serait dans l’obligation de l’arrêter, à cause du mandat d’arrêt. Ce qui aurait de lourdes conséquences: des troubles et, par voie de conséquence, une recrudescence de la crise politique qui, à la veille d’un référendum, aurait paralysé le pays.
D’autre part, si Masra ne rentrait pas, l’organisation du référendum et, au-delà, l’élection présidentielle de 2024, sans le chef de file emblématique de l’opposition, serait très difficile et, assurément, constituerait la preuve de la gestion unilatérale du processus par le Général Mohamed Déby Itno. Et, enfin, il va sans dire que ce retour est sans doute une exigence des bailleurs de fonds comme gage d’ouverture et garantie pour sécuriser le pays et par conséquent rendre possible la tenue de ces élections et en assurer le financement, ajoute le journaliste Carole Valade.
Dès son retour à N’Djamena en novembre dernier après plus d’un an d’exil, l’opposant avait changé son discours du tout au tout. « À partir d’aujourd’hui, nos portes sont ouvertes, nos cœurs sont ouverts, je voudrais que vous ouvriez les vôtres aussi pour poursuivre dans le dialogue », avait-il notamment déclaré.
Il n’en fallut pas plus pour provoquer la colère de l’opposition radicale, opposée à la signature d’un accord entre Masra et le régime de la transition quelques jours auparavant. L’opposition radicale voit dans sa nomination au poste de Premier ministre une trahison.
Quel pourrait être l’objectif de Masra ? Se réconcilier avec la société civile et préparer son propre avenir politique, en vue de la présidentielle prévue entre mai et octobre prochains. D’ores et déjà, la primature profite à son parti qui a obtenu portefeuilles ministériels. Pour le président de la transition, Mahamat Idriss Déby Itno, l’objectif, dans l’immédiat, est de désamorcer la crise. A quelle fin, réellement ? C’est ce qu’on verra.